Читать онлайн «Le pendu de Saint-Pholien». Страница 6

Автор Simenon

— Pas si vite… Le coude à hauteur du menton… Doucement !…

C’étaient Mme Belloir et son fils. Il les entrevit de la rue, à travers les rideaux du salon.


Il était deux heures et Maigret achevait de déjeuner au Café de Paris quand il vit entrer Van Damme, qui regarda autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un. L’homme d’affaires sourit en apercevant le commissaire, s’avança vers lui la main tendue.

— Voilà ce que vous avez appelé des obligations ! dit-il. Vous déjeunez tout seul, au restaurant !… J’ai bien compris… Vous avez voulu nous laisser entre nous…

Il appartenait décidément à cette catégorie d’hommes qui s’accrochent à vous sans y être invités, refusant de s’apercevoir que l’accueil qu’on leur réserve n’est peut-être pas encourageant.

Maigret se donna le malin plaisir de rester très froid, et pourtant Van Damme s’installa à sa table.

— Vous avez fini ? Dans ce cas, vous me permettrez de vous offrir le pousse-café… Garçon !… Voyons, qu’est-ce que vous prenez, commissaire ?… Un vieil armagnac ?…

Il se fit apporter la carte des alcools fins, appela le patron, se décida en fin de compte pour un armagnac 1867 et exigea des verres à dégustation.

— A propos… Est-ce que vous rentrez à Paris ?… Je m’y rends cet après-midi et, comme j’ai horreur du train, je compte louer une voiture… Si vous le voulez bien, je vous emmène… Qu’est-ce que vous dites de mes amis ?

Il huma son armagnac d’un air critique, sortit un étui à cigares de sa poche.

— Je vous en prie… Ils sont très bons… Il n’y a qu’une maison à Brême où l’on puisse en trouver et elle les importe directement de La Havane…

Maigret avait son expression la plus neutre, son regard le plus vide de pensées.

— C’est drôle, de se retrouver après quelques années !… reprit Van Damme, qui ne semblait pas capable de supporter le silence. A vingt ans, au départ, on est tous, si je puis dire, sur la même ligne… Quand on se revoit ensuite, on est étonné du fossé qui s’est creusé entre les uns et les autres… Je ne veux pas dire de mal d’eux… N’empêche que tout à l’heure, chez Belloir, je n’étais pas à mon aise…

» Cette lourde atmosphère de province !… Et Belloir lui-même, tiré à quatre épingles !… Pourtant il n’a pas trop mal réussi… Il a épousé la fille de Morvandeau, le Morvandeau des sommiers métalliques… Tous ses beaux-frères sont dans l’industrie… Quant à lui, il a une assez jolie situation à la banque, dont il deviendra un jour ou l’autre directeur…

— Et le petit barbu ? questionna Maigret.

— Celui-là… Il fera peut-être son chemin… En attendant, je crois qu’il tire le diable par la queue… Il est sculpteur, à Paris… Il paraît qu’il a du talent… Mais que voulez-vous ?… Vous l’avez vu, avec son costume d’un autre siècle… Rien de moderne !… Aucune aptitude pour les affaires…

— Jef Lombard ?…

— Le meilleur garçon de la terre !… Jeune homme, c’était ce qu’on appelle un rigolo, qui vous aurait tenu en haleine des heures durant…

» Il se destinait à la peinture… Pour vivre, il a fait des dessins pour les journaux… Puis il a travaillé à la photogravure à Liège… Il est marié… Je pense qu’il attend son troisième gosse…

» C’est vous dire que j’ai eu l’impression d’étouffer parmi eux !… Des petites vies, des petits soucis… Ce n’est pas leur faute, mais j’ai hâte de me replonger dans l’atmosphère des affaires…

Il vida son verre, regarda la salle presque déserte où un garçon, assis à une table du fond, lisait le journal.

— C’est convenu ?… Vous rentrez à Paris avec moi ?…

— Mais vous n’emmenez pas le petit barbu en compagnie de qui vous êtes venu ?…

— Janin ?… Non ! A l’heure qu’il est, il a déjà repris le train…

— Marié ?…

— Pas tout à fait. Mais il a toujours une amie ou l’autre qui vit avec lui pendant une semaine ou un an… Puis il change !… Et il vous présente régulièrement sa compagne sous le nom de Mme Janin… Garçon !… Remettez-nous ça !…

Maigret, par instants, était obligé de voiler son regard qui devenait trop aigu. Le patron vint personnellement lui dire qu’on le demandait au téléphone, car il avait laissé à la Préfecture l’adresse du Café de Paris.

C’étaient des nouvelles de Bruxelles, parvenues par fil à la PJ. Les trente billets de mille francs avaient été remis par la Banque Générale de Belgique à un nommé Louis Jeunet, en paiement d’un chèque signé Maurice Belloir.

Quand il ouvrit la porte de la cabine téléphonique, Maigret aperçut Van Damme qui, ne se sachant pas observé, laissait ses traits se détendre. Et, du coup, il paraissait moins rond, moins rose, moins gonflé de santé et d’optimisme.

Il dut sentir qu’un regard pesait sur lui et il tressaillit, redevint automatiquement l’homme d’affaires jovial, lança :

— C’est dit ?… Vous m’accompagnez ?… Patron !… Voulez-vous faire le nécessaire pour qu’on vienne nous prendre en voiture et qu’on nous conduise à Paris ?… Une auto confortable, n’est-ce pas ?… En attendant, qu’on remplisse les verres…

Il grignota le bout d’un cigare et, l’espace d’une seconde à peine, alors qu’il fixait le marbre de la table, ses prunelles se ternirent, les commissures des lèvres s’abaissèrent comme si le tabac lui eût paru trop amer.

— C’est quand on vit à l’étranger qu’on apprécie les vins et les alcools de France !…

Les mots sonnèrent creux. On sentait un abîme entre eux et les pensées qui roulaient derrière le front de l’homme.

Jef Lombard passa dans la rue. Sa silhouette était rendue un peu floue par les rideaux de tulle. Il était seul. Il marchait à grands pas lents, mornes, sans rien voir du spectacle de la ville.

Il tenait à la main un sac de voyage qui rappela à Maigret les deux valises jaunes. Mais c’était déjà une qualité supérieure, avec deux courroies et une gaine pour la carte de visite.

Les talons des souliers commençaient à s’user d’un côté. Les vêtements n’étaient pas brossés chaque jour. Jef Lombard se dirigeait vers la gare, à pied.

Van Damme, une grosse chevalière de platine au doigt, s’entourait d’un nuage odorant que pimentait le fumet aigu de l’alcool. On entendait le murmure de la voix du patron qui téléphonait au garage.

Belloir devait quitter sa maison neuve et se diriger vers le portail en marbre de la banque, tandis que sa femme promenait leur fils le long des avenues.

Tout le monde le saluait. Son beau-père était le plus gros négociant de la région. Ses beaux-frères étaient dans l’industrie. Il avait un bel avenir.

Janin, lui, avec sa barbiche noire et sa lavallière, roulait vers Paris – en troisième classe, Maigret l’aurait parié.

Et, tout en bas de l’échelle, il y avait le blême voyageur de Neuschanz et de Brême, le mari de l’herboriste de la rue Picpus, le fraiseur de la rue de la Roquette, aux ivresses solitaires, qui allait contempler sa femme à travers les vitrines de la boutique, s’envoyait à lui-même des billets de banque enveloppés comme de vieux journaux, achetait des petits pains aux saucisses dans un buffet de gare et se tirait une balle dans la bouche parce qu’on lui avait pris un vieux complet qui ne lui appartenait pas.

— Vous y êtes, commissaire ?

Maigret sursauta et ce fut un regard tout brouillé qu’il fixa sur son compagnon, si brouillé que celui-ci, gêné, essaya de rire - mal ! - et balbutia :

— Vous rêviez ?… Vous sembliez en tout cas loin d’ici… Je parie que c’est encore votre suicidé qui vous tracasse…

Pas tout à fait ! Car, au moment précis où on l’interpellait, Maigret, sans savoir lui-même pourquoi, faisait un drôle de compte, le compte des enfants mêlés à cette histoire : un rue Picpus, entre sa mère et sa grand-mère, dans une boutique fleurant la menthe et le caoutchouc ; un à Reims, qui apprenait à tenir le coude à hauteur du menton, en passant l’archet sur les cordes d’un violon ; deux à Liège, chez Jef Lombard, où l’on en attendait un troisième…

— Un dernier armagnac, pas vrai ?…

— Merci… Cela suffit…

— Allons ! le coup de l’étrier, ou plutôt du marchepied…

Joseph Van Damme fut seul à rire, comme il éprouvait sans cesse le besoin de le faire, à la façon d’un gamin qui a peur de descendre à la cave et qui siffle pour se persuader qu’il a du courage.

V


La panne de Luzancy

Il y a eut rarement, tandis qu’on roulait à vive allure dans la nuit tombante, un silence de trois minutes. Toujours Joseph Van Damme trouvait quelque chose à raconter, et, l’armagnac aidant, il parvenait à garder son enjouement.

L’auto était une ancienne voiture de maître aux coussins fatigués, avec des porte-bouquet et des vide-poches en marqueterie. Le chauffeur portait un trench-coat et avait le cou entouré d’une écharpe tricotée.

A certain moment, alors qu’on roulait depuis près de deux heures, les gaz furent coupés et la voiture stoppa au bord d’un chemin, à un kilomètre au moins d’un village dont on apercevait quelques lumières voilées de brume.

Le chauffeur se pencha sur ses roues arrière, ouvrit la portière, annonça qu’un pneu était crevé et qu’il en avait pour un quart d’heure environ à réparer.

Les deux hommes descendirent. Déjà le mécanicien installait un cric sous l’essieu, tout en affirmant qu’il n’avait pas besoin d’aide.

Qui, de Maigret ou de Van Damme, proposa de marcher ? A vrai dire, ni l’un ni l’autre. Ce fut naturel. Ils firent d’abord quelques pas sur la route, aperçurent un petit chemin au bout duquel courait l’eau rapide d’une rivière.

— Tiens !… La Marne !… remarqua Van Damme. Elle est en crue…

Ils suivirent le chemin, à pas lents, en fumant leur cigare.

On entendait un bruit confus dont on ne comprit la provenance qu’une fois sur la rive.

A cent mètres, de l’autre côté de l’eau, il y avait une écluse, celle de Luzancy, dont les abords étaient déserts, les portes closes. Et aux pieds des deux hommes, c’était le barrage, avec sa chute laiteuse, son bouillonnement, ses remous, son courant puissant. La Marne était grosse.

Dans l’obscurité, on devinait des branches d’arbres, peut-être des arbres entiers qui passaient au fil de l’eau, heurtaient le barrage et finissaient par le franchir.

Une seule lumière : celle de l’écluse, en face.

A ce moment précis, Joseph Van Damme, poursuivant son discours, disait :

— … les Allemands font chaque année des efforts inouïs pour capter l’énergie des rivières, imités en cela par les Russes… En Ukraine, on construit un barrage qui coûtera cent vingt millions de dollars, mais qui fournira l’énergie électrique à trois provinces…

Ce fut imperceptible : la voix fléchit sur les mots énergie électrique. Puis elle reprit de l’ampleur. Puis l’homme éprouva le besoin de tousser, de tirer son mouchoir de sa poche et de se moucher.

Ils étaient à moins de cinquante centimètres de l’eau et soudain Maigret, poussé dans le dos, perdit l’équilibre, oscilla, roula en avant, s’accrocha des deux mains aux herbes du talus, les pieds dans l’eau, tandis que son chapeau glissait déjà par-dessus le barrage.

Le reste fut rapide, car le commissaire attendait le coup. Des mottes de terre cédaient sous sa main droite.

Mais la gauche avait saisi une branche flexible qu’il avait repérée.

Quelques secondes s’étaient à peine écoulées qu’il était à genoux sur le chemin de halage, puis debout, et qu’il criait à une silhouette qui s’éloignait :

— Halte !…

Chose étrange, Van Damme n’osait pas courir. Il se dirigeait vers la voiture en pressant à peine le pas, en se retournant, les jambes coupées par l’émotion.

Et il se laissa rejoindre, tête basse, le cou enfoncé dans le col de son pardessus. Il n’eut qu’un geste, un geste de rage, comme s’il eût frappé du poing une table imaginaire, et il gronda entre ses dents :

— Imbécile !…

A tout hasard, Maigret avait sorti son revolver. Sans le lâcher, sans cesser d’observer son compagnon, il secoua ses pantalons mouillés jusqu’aux genoux, tandis que l’eau giclait de ses chaussures.

Le chauffeur, sur la route, donnait de petits coups de corne pour annoncer que la voiture était en ordre de marche.

— Allez !… fit le commissaire.

Et ils reprirent leur place, en silence. Van Damme avait toujours son cigare entre les dents. Il évitait le regard de Maigret.

Dix kilomètres. Vingt kilomètres. Une agglomération qu’on traversa au ralenti. Des gens qui circulaient dans des rues éclairées. Puis à nouveau la route.

— Vous ne pouvez quand même pas m’arrêter…

Le commissaire tressaillit, tant ces mots prononcés lentement, d’une voix têtue, étaient inattendus. Et pourtant ils répondaient avec exactitude à ses préoccupations.

On atteignait Meaux. La grande banlieue succédait à la campagne. Une pluie fine commençait à tomber, et chaque goutte, lorsqu’on passait devant un réverbère, devenait une étoile. Le policier prononça alors, la bouche près du cornet acoustique :

— Vous nous conduirez à la Préfecture, quai des Orfèvres…

Il bourra une pipe qu’il ne put fumer parce que ses allumettes étaient mouillées. Il ne voyait pas le visage de son voisin, tourné vers la portière, réduit à un profil perdu qu’estompait la pénombre. Mais on le sentait farouche.

Il y avait maintenant dans l’atmosphère quelque chose de dur, d’à la fois fielleux et concentré.

Maigret lui-même avançait un peu les maxillaires inférieurs dans une expression hargneuse.

Cela se traduisit, quand l’auto se rangea en face de la Préfecture, par un incident saugrenu. Le policier était sorti le premier.

— Venez ! prononça-t-il.

Le chauffeur attendait d’être payé et Van Damme ne semblait pas s’en préoccuper. Il y eut un instant de flottement. Maigret dit, non sans se rendre compte du ridicule de la situation :

— Eh bien ?… C’est vous qui avez loué la voiture…

— Pardon… Si c’est comme prisonnier que j’ai voyagé, c’est à vous de payer…

Ce détail ne trahissait-il pas tout le chemin parcouru depuis Reims et surtout la transformation qui s’était opérée chez le Belge ?

Maigret paya, montra sans mot dire le chemin à son compagnon, referma la porte de son bureau, où son premier soin fut de tisonner le poêle.

Il ouvrit un placard, en tira des vêtements et, sans se soucier de son hôte, changea de pantalon, de chaussettes et de souliers, mit à sécher près du feu les effets mouillés.

Van Damme s’était assis, sans y être invité. En pleine lumière, le changement était plus frappant encore.

Il avait laissé à Luzancy sa fausse bonhomie, sa rondeur, son sourire un peu contraint et, traits tirés, le regard sournois, il attendait.